Entretien avec le président de la Région

Paul Vergès parle de la cause des femmes

5 mars 2005

À l’occasion de la célébration de la Journée internationale de la Femme, qui aura lieu le 8 mars prochain, “Témoignages” a invité le président de la Région, Paul Vergès, à donner son point de vue sur la place et l’évolution de la femme dans la société réunionnaise dans l’interview que nous reproduisons ci-après.

(pages 8 & 9)

Quelles sont les principales évolutions de la condition féminine à La Réunion depuis la départementalisation ?

Paul Vergès : En 1946, au moment comme au lendemain du vote du 19 mars, dotant La Réunion du statut de département, la situation de La Réunion était sur tous les plans une économie et une société typiquement coloniales, dominées par la misère, la brutalité des relations humaines, le racisme...
Les femmes évidemment étaient les plus grandes victimes du système. Et cela sous des formes et à des degrés divers, dans toutes les catégories de la société.
La simultanéité de la mise en place du système administratif départemental et de la croissance démographique a créé un besoin constant en dotation de postes et dans tous les services.
Même si au début ces postes étaient pourvus majoritairement par des Métropolitains, de plus en plus de personnes de La Réunion, y compris évidemment des femmes, ont eu accès à ces secteurs du service public.
Le mode de répartition des revenus a modifié les structures sociales et la société rurale réunionnaise, au fil des années, s’est transformée en une société de services, telle que nous la voyons aujourd’hui.
Là encore, ces services - publics, semi-publics ou privés - qui représentent aujourd’hui plus de 80% de la population active, ont fait de plus en plus appel à de la main d’œuvre réunionnaise ; et dans ce domaine, le travail féminin est souvent majoritaire.
En fin d’évolution, on peut voir que des femmes - encore trop peu nombreuses - ont accédé à des postes de responsabilité tant dans le secteur public que privé.

Plus que l’homme, la femme est souvent la première victime du non respect de droits essentiels comme par exemple le droit au travail ou le droit à la sécurité. Dans un contexte social et économique difficile, comment faire pour que la femme ne soit pas toujours l’exclue parmi les exclus ?

- C’est malheureusement le cas dans pratiquement toutes les sociétés et au cours de toute l’Histoire.
Dans un contexte social et économique difficile comme celui de La Réunion, la femme subit, beaucoup plus que l’homme, cette exclusion. Avec des formes supplémentaires comme le salaire inégal, le harcèlement, la précarité plus grande, etc.
La lutte contre cette situation intolérable passe par la création de situations moins défavorables, (entendez : enseignement, formation, prise en compte des contraintes de la vie familiale, etc...) mais aussi par la lutte spécifique contre les inégalités propres à la condition féminine.
C’est une lutte qui doit être marquée non pas par un esprit de victimisation qui, au-delà de la compassion créée, n’aboutit pas à l’efficacité nécessaire, mais au contraire par l’action organisée et permanente, qui montre qu’au-delà de l’injustice immédiate, cette lutte porte en elle un enjeu de progrès humain, de culture, et j’allais dire de civilisation.
Et en cela, cette lutte mérite le soutien de tous ceux qui sont attachés au progrès humain.
On connaît la dialectique qui fait que la libération de l’esclave porte en elle celle aussi du maître. Car elle enlève à celui-ci cette marque de barbarie que représente la propriété d’un être humain sur un autre.
La conquête de l’égalité par les femmes représentera un progrès de civilisation considérable, aussi bien pour la société qui génère l’injustice que pour l’homme qui s’en est fait trop souvent l’instrument.

L’école publique a joué un rôle très important dans la marche vers l’égalité et notamment la promotion sociale des femmes. Remettre en cause la qualité de l’enseignement public à travers une loi inspirée d’une pensée ultra-libérale, n’est-ce pas interrompre ces progrès ?

- L’école a été en effet le principal “ascenseur social” comme on dit ; et à La Réunion beaucoup plus rapidement et avec plus d’ampleur qu’en France, au 19ème et au 20ème siècles.
Dans la situation sociale de La Réunion, toute atteinte au fonctionnement de l’enseignement public aurait un effet désastreux pour l’avenir de notre île.

Condamnée au chômage plus que les hommes et souvent chargée de l’éducation des enfants, la femme voit souvent la majorité de ses revenus provenir de la solidarité nationale. Or, la société actuelle ne montre pas spécialement de l’attention pour toutes ces personnes privées du droit de travailler. Et la récente polémique autour de la date de versement des prestations montre que dans notre société, on n’hésite pas à dire aux pauvres qu’ils peuvent attendre. Comment aller vers davantage de respect ?

- Nous avons souvent répété que dans la maison d’un chômeur, il y a une personne encore plus malheureuse que lui, c’est sa femme.
Il y a 50 ans, le mot chômage n’existait pas en créole. La misère était grande mais il n’y avait pas de manque d’emplois.
Aujourd’hui, une personne sur trois, en âge de travailler, ne peut le faire.
C’est le cancer qui ronge notre société, c’est ce qui interdit une cohésion sociale durable.
Or, qui supporte le poids de cette injustice ? Plus de 100.000 de nos compatriotes, et parmi ces victimes, d’abord les femmes.
Grâce à nos luttes - où les femmes étaient souvent en tête - la conquête de l’égalité sociale doit permettre que la solidarité nationale vienne partiellement compenser l’injustice. C’est aggraver matériellement et moralement cette injustice que de considérer que ces victimes peuvent attendre.
Là encore, seule la lutte organisée, permanente et solidaire peut aboutir à faire reculer l’injustice.

Avec l’élévation du niveau de formation des Réunionnais, et en particulier des femmes, n’allons-nous pas vers de profonds changements dans la conception même de la famille à La Réunion ?

- Un niveau de formation et de culture plus élevé, un travail de surcroît, donne à la femme qui le porte et en bénéficie une autonomie économique qui permet une liberté plus grande, donc des sentiments et une affectivité plus épanouis envers son partenaire et ses enfants. Cette situation permet de repousser ou d’exclure tout ce que la société actuelle porte en elle de maintien de rapports hérités du passé.

Comment assurer l’indispensable promotion des femmes dans les responsabilités politiques et autres, au nom de la parité, sans considérer le sexe d’une personne comme un critère, au même titre que l’âge, le lieu de naissance, la couleur de peau, la religion, etc.?

- C’est par une lutte de tous les instants, qui dure depuis des millénaires et durera, hélas encore longtemps, dans le monde actuel.
La Réunion dans sa courte histoire a connu des actions symboliques et exemplaires de femmes pour leur liberté et pour la liberté de tous.
Dès les premières heures de la présence humaine sur l’île, ce sont les femmes malgaches, emmenées avec les premiers colons français, qui ont gagné la montagne, pour recouvrer leur liberté ; ce sont les femmes goannaises (1) qui ont été à la base des premières souches de notre population, en apportant leurs coutumes et leur culture ; ce sont les femmes qui sont parties en “marronnage”, et dont l’Histoire a conservé les noms comme ceux de Rahariane ou d’Héva, au même titre que ceux de Cimendef ou de Dimitile.
Plus près de nous, les femmes ont joué un rôle éminent dans la conquête du statut de département. Il suffit de voir les photos des réunions publiques du docteur Raymond Vergès à l’époque ; on croirait assister à des réunions strictement féminines.
Isnelle Amelin, Marie Gamel, Marie Vergès, etc. furent des élues dès 1945 et dans les années 50, avec Mme Barret, etc. ... elles fondaient avec tant d’autres femmes militantes l’UFF devenue ensuite l’UFR. C’est ce combat solidaire des femmes et des hommes de progrès qui fera progresser cette lutte pour l’égalité ; et le niveau de progrès social d’une société - j’allais dire de culture - c’est la place faite aux femmes. C’est en cela qu’Aragon - un communiste - pouvait dire avec raison dans une formule souvent rappelée que "la femme est l’avenir de l’homme".

Quel pourrait être le rôle de la future Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise dans ce changement de mentalité ?

- Ce rôle sera fondamental car en rappelant notre passé, il expliquera notre présent et préparera notre avenir. Et notre passé comme notre présent sont marqués par ces luttes des femmes contre la condition qui leur était faite et leur est encore faite.
L’avenir qui résultera de notre enrichissement à tous, de la connaissance de ce passé et des enjeux de notre avenir, ne peut se concevoir sans une réelle libération des femmes d’un héritage de subordination économique, sociale, culturelle et politique. Et cette libération de la moitié du monde est la condition de la libération de tous.

(1) goannaise : originaire de Goa, ville indienne située à 400 kilomètres de Bombay.

Propos recueillis par Manuel Marchal


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