Retour sur ’Tristes tropiques de la Creuse’

Philippe Vitale : ’Nous souhaitions réaliser une ’mise à plat’ de l’affaire’

12 juillet 2005

Il y a neuf mois, Gilles Ascaride, Philippe Vitale et Corine Spagnoli - deux sociologues et une historienne de l’Université d’Aix-Marseille - ont publié aux éditions K’A ’Tristes tropiques de la Creuse’. Une étude du contexte et de l’organisation de l’envoi massif d’enfants réunionnais en France - en particulier dans le département de la Creuse - après avoir été enlevés à leurs parents au cours des années 1960-70. Au moment où la bataille pour la réparation de ce crime est relancée, “Témoignages” a voulu faire le point sur les suites de ce travail avec l’un de ses auteurs, Philippe Vitale, Maître de Conférences au Département de Sociologie de l’Université de Provence, membre du Laboratoire Méditerranéen de Sociologie (LAMES/CNRS-MMSH). Entretien.

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Neuf mois après la parution de votre livre, comment diriez-vous qu’il a été perçu ?

Philippe Vitale : Le bilan est mitigé. Nous le disions en conclusion de notre ouvrage : "nous ne ferons plaisir à personne". C’est classique pour les études universitaires qui tentent de faire un point dépassionné sur un sujet "brûlant".
Nous avons certes reçu de bons échos à la fois des chercheurs qui se sont intéressés à l’épisode et de la part de deux associations de Réunionnais et de Réunionnaises transférés. Mais nous avons aussi rencontré des contestations voire des reproches d’une avocate et de certains Creusois et de ceux que nous avons nommés les "creuso-réunionnais".
En tous cas, nous sommes ravis de voir que notre recherche sert d’outil à ceux et celles qui parlent de ce transfert. Nous souhaitions réaliser une "mise à plat" de l’affaire. En ce sens, nous pensons avoir atteint notre objectif.

Avez-vous eu des reproches ?

Philippe Vitale : Personne, pour le moment, n’a pu démontrer que nous avions mal fait notre travail de chercheurs et que nous avions trahi la réalité des faits. En fait, on nous a souvent reproché d’avoir minoré la souffrance des Réunionnais et des Réunionnaises transférés. Il nous semblait pourtant avoir été clairs dans notre bouquin.
Étant sociologues et historienne, nous n’avions pas la compétence pour traiter objectivement de la souffrance des Réunionnais et des Réunionnaises ; souffrance, faut-il le rappeler, que nous n’avons jamais niée. Sérieusement, qui mieux que les psychologues et les ex-mineurs transférés pouvaient aborder cette dimension ?
En outre, nous ne souhaitions ni tomber dans le misérabilisme, ni dans le populisme. Sans même parler de l’impudeur. Les romans et les films qui ont été réalisés depuis 2001 sont une belle illustration de ce que nous voulions éviter de faire !
Ensuite, du côté Creusois, on a critiqué le dernier chapitre de notre ouvrage qui traitait du festival d’une association qui ne demande pas réparation et qui souhaite, à l’inverse, "tourner la page" de ce passé, dont certains ne se plaignent nullement, en soulignant combien le transfert leur fût profitable. C’est leur droit ; même si nous avons espéré avoir montré que, dans ce transfert, tous et toutes continuent de porter aujourd’hui le poids de leur enfance, surtout si elle est refoulée.
C’est dommage que les Creuso-Réunionnais n’aient pas compris que nous ne leur faisions pas un procès. Comme nous le citions dans notre ouvrage, "décrire n’est pas prescrire et énoncer n’est pas dénoncer". Nous ne sommes ni juges, ni moralisateurs. Mais on peut comprendre que ce n’est jamais facile de se regarder dans le miroir d’une recherche universitaire...

Quelles ont été les suites ?

Philippe Vitale : Bien. Nous sommes venus présenter l’ouvrage à La Réunion en novembre dernier et en fin d’année dans la Creuse. Nous avons essayé à chaque fois de présenter nos résultats en présence des Réunionnais et des Réunionnaises transférés.
À la demande du Conseil général de la Creuse, nous devions exposer plus longuement notre travail à Guéret au printemps, mais hélas, cela ne semble plus être d’actualité... C’est dommage. Les Réunionnais et Réunionnaises transférés s’en plaignent...
Nous avons, enfin, fait plusieurs émissions à la télévision et en radio. Mais, nous regrettons sincèrement qu’il n’y ait pas eu plus de discussions et de débats, autour de notre étude. Ce n’est pas par péché d’orgueil que nous disons cela mais en termes de publicisation de cette affaire.
Enfin, nous attendons toujours l’autorisation des Archives de France, qui nous a été refusée depuis deux années par cette même institution, pour consulter le fonds Michel Debré. À suivre...
Maintenant, si l’on parle plus largement des suites de l’affaire, on sait que du côté de l’Etat le rapport de l’IGAS a souhaité clore le chapitre des Réunionnais et Réunionnaises transférés. Or, comme nous le précisions dans notre ouvrage, quand une telle affaire n’est pas traitée politiquement, elle finit devant les tribunaux.
Nous aimerions ajouter un point. La publicité autour de cette affaire a, en tout cas, redoublé l’énergie de certaines associations métropolitaines et réunionnaises pour aider les Réunionnais et les Réunionnaises transférés à retrouver leur famille, à préparer leur demande auprès des administrations, parfois même à financer un billet d’avion.
D’un autre côté, il est surprenant de voir que beaucoup de métropolitains et, paradoxalement, de Réunionnais continuent d’ignorer cette histoire... S’agit-il d’un manque d’intérêt ? C’est pourtant aussi l’histoire de France...
Par exemple, le manque d’enthousiasme des Réunionnais et des Réunionnaises pour le Kabar de fin octobre 2004, organisé au Barachois, qui se voulait une journée d’information autour de l’histoire du transfert mérite d’être questionné.

Où en est aujourd’hui la demande de réparation des Réunionnais transférés ?

Philippe Vitale : Là, ce n’est plus de la compétence des chercheurs. Nous avons, comme vous et comme les citoyens français, les informations que l’on veut bien nous donner. Ce qui ne veut pas dire, répétons-le, que nous ne suivons pas de très prés les procédures en cours...

Précisément, quelles sont-elles ?

Philippe Vitale : D’après nos sources, une quarantaine de demandes de réparation sont en cours. Certaines sont des procédures collectives, d’autres individuelles, menées par trois avocats.
Pour le moment, seul le procès côté Réunion (dont vous avez fait écho) a commencé. Côté métropole, c’est en stand-by. La procédure de Jean-Pierre Gosse au Tribunal administratif de Limoges, qui devait avoir lieu le mercredi 6 juillet a été reportée à la demande, semble-t-il, de l’intéressé. Les 18 dossiers des Réunionnais et Réunionnaises installés en Creuse sont, eux aussi, en attente. Quant au procès de Jean-Jacques Martial, qui a lancé la vague des demandes de réparation, nous n’avons, à ce jour, aucune information.

Que pensez-vous de ceux qui qualifient ce transfert de "crime contre l’humanité" ?

Philippe Vitale : Là encore c’est compliqué. Parler de "crime contre l’humanité" revient à assimiler le transfert des Réunionnais et des Réunionnaises à une déportation... En outre, cela relève de la compétence des juges et des magistrats. Rappelons que la loi française a intégré la notion de "crime contre l’humanité" dans le nouveau Code pénal de 1994. Ce n’est pas qu’une question d’opinion...

Pour finir qu’auriez-vous à dire aux Réunionnais qui ont été transférés et que vous avez rencontrés ?

Philippe Vitale : Qu’il s’agisse de la recherche de parents, accompagnée ou non de demande de réparation, nous espérons que les Réunionnais et les Réunionnaises transférés pourront se retrouver, dans leur histoire personnelle et celle de leur nation, dans leur mémoire et leur dignité.

Entretien : L. B.


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