“We feed the world” ou “Le marché de la faim” : un film choc du réalisateur autrichien Erwin Wagenhofer

« Tout enfant qui meurt actuellement de faim est en réalité, assassiné »

23 mai 2007

Regardons-nous toujours d’où proviennent les aliments que nous consommons ? Savons-nous dans quelles conditions ils sont produits ? Le film documentaire de l’autrichien Erwin Wagenhofer “We feed the world” sous titré en français “Le marché de la faim” propose des éclairages saisissants sur le lobbying de l’agroalimentaire, sa responsabilité dans le problème de la famine dans le monde et par écho nous interroge sur la notre, en tant que consommateur.

C’est sur le plus célèbre marché de Vienne, le Naschmarkt, alors qu’il tournait une séquence pour un autre film, qu’est venue à Erwin Wagenhofer l’idée de ce film, simplement en s’interrogeant sur la provenance des produits présentés sur les étals. Espagne, Roumanie, Amazonie, France, Afrique de l’Ouest, Autriche : tourné dans 6 pays, ce documentaire choc d’1 heure 30 s’intéresse à la manière dont est produite notre nourriture, bien industrielle, qui répond avant tout à une logique économique détachée des dimensions sociales ou écologiques qui s’y rattachent.

«  La pauvreté au coeur de la richesse  »

Il traite aussi de « la pauvreté au coeur de la richesse », de l’inégale répartition des biens qui engendrent la famine mortifère dans les pays du Sud, assujettis par le Nord, par une poignée de multinationales qui s’enrichissent toujours plus en développant à outrance l’industrialisation du marché agroalimentaire planétaire. « We feed the World parle de la manière dont je vois les choses en ce début de 21ème siècle, explique le réalisateur. C’est un film totalement subjectif sur l’industrie alimentaire, l’industrie agricole, la manière dont elle est commercialisée... Il ne s’agit pas de dire si la globalisation des échanges est bonne ou mauvaise, mais plutôt de poser la question suivante : "Comment faire avec ?" » Épuré de tout commentaire, construit par un balancement des faits aux images pour revenir aux faits, le film laisse avant tout la parole aux pêcheurs, agriculteurs ou industriels. Un paysan autrichien raconte par exemple que depuis l’entrée de son pays dans l’Union européenne, un quart des fermes ont disparu. Le lobbying planétaire de l’industrie agroalimentaire a sonné la mise à mort de l’agriculture traditionnelle, trop peu rentable. La réglementation européenne oblige ce pêcheur français à consigner sur un carnet de bord tous les tenants et aboutissants de son activité. Renseignements précieux qui serviront d’ici peu à l’exploitation intensive des zones de pêches de la côte atlantique, comme cela se pratique déjà dans le port industriel de Lorient ou les poissons raflés à 800 mètres de profondeurs, gisent depuis 30 heures sur des navires usines.

«  ...qui agira à notre place ?  »

Le documentaire s’ouvre sur une image choc : des tonnes de pains entiers déversés dans des bennes à ordure avec ce sous-titre : « Chaque jour, la quantité de pain qu’on jette à Vienne pourrait nourrir la deuxième ville d’Autriche, Graz. » Viennent ensuite les 25.000 hectares de serres d’Alméria, dans le Sud de l’Espagne, ou depuis 1960 les tomates sont irriguées artificiellement engendrant un important problème de pénurie d’eau dans la région juste pour pouvoir les vendre à prix cassés sur le marché européen. L’Espagne est le plus vaste espace de légumes verts du monde sur lequel travaille en l’occurrence des centaines de travailleurs immigrés. On découvre aussi les plantations de soja de Pioneer, plus gros producteur de semences, qui empiètent sur la forêt amazonienne et qui seront mangées par les poules autrichiennes, entre 40.000 et 70.000 parquées dans des hangars pendant 5 semaines avant d’être abattues par des machines. D’aberrations en aberrations, le film interroge.
« Il faut changer la manière dont nous vivons, voilà mon message, explique son réalisateur qui ne prétend pas révéler de vérité. On ne peut pas continuer comme ça. Il faut vivre d’une manière différente, acheter d’une manière différente... c’est pourquoi le film s’intitule "We feed the world" et non "They feed the world". Les Brabeck, les Pioneer et tous les autres, peu importent leurs noms, partagent la responsabilité de ce qui arrive actuellement. "Nous", comme le dit Jean Ziegler, sommes la société civile. Nous sommes consommateurs, nous allons dans les supermarchés, nous devons manger pour vivre, chacun de nous doit faire ses courses et peut les faire où il le préfère : tel est notre pouvoir ! Nous n’avons pas besoin d’avoir des tomates ni des fraises à Noël. Nous n’avons pas besoin qu’on leur fasse parcourir 3.000 kilomètres jusqu’à nous. Nous n’avons pas besoin que nos animaux d’élevage mangent les forêts primitives humides du Brésil et de l’Amérique du Sud. Et si ce n’est pas nous qui agissons, qui agira à notre place ? »

«  Nous n’avons jamais été aussi riches  »

Deux témoignages totalement discordants apparaissent dans le film. D’abord celui de Jean Ziegler, écrivain, rapporteur auprès de l’ONU sur le Droit à l’alimentation, témoin clé du film qui soutient que le libre-échange est un mensonge dans un univers ou seule règne la loi du plus fort à savoir celle d’une poignée de multinationales qui a produit 52% du produit mondial brut en 2005. « Étant donné l’état actuel de l’agriculture dans le monde, on sait qu’elle pourrait nourrir 12 milliards d’individus sans difficulté. Pour le dire autrement : tout enfant qui meurt actuellement de faim est en réalité, assassiné. » Dans son dernier ouvrage, “L’Empire de la honte” paru en 2005, chez Fayard, Jean Ziegler précise que plus de 10 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent chaque année de sous alimentation, d’épidémies, de pollutions des eaux, d’insalubrité. 50% de ces décès interviennent dans les 6 pays les plus pauvres de la planète. 42% des pays du Sud abritent 90% des victimes.
Enfin, le film se clôt par le témoignage de Peter Brabeck, PDG de Nestlé, 27ème entreprise mondiale, premier producteur d’eau minérale - que Jean Zielger qualifie d’« homme de son temps : le temps du profit ». Celui qui estime que la planète se porte à merveille, que la vie nous est rendue plus facile aujourd’hui, estime que « ce que nous mangeons n’a jamais été aussi bon, nous n’avons jamais été aussi riches. » Satisfecit qui se passe de commentaire !

Le film est sorti en salle en métropole le 25 avril et le livre éponyme est également paru aux éditions Actes Sud (prix 20 euros).

Stéphanie Longeras


An plis ke sa

Extrait de “L’Empire de la honte”, de Jean Ziegler

« Seule la rareté garantit le profit. Organisons-là ! Les “cosmocrates” ont notamment horreur de la gratuité qu’autorise la nature. Ils y voient une concurrence déloyale, insupportable. Les brevets sur le vivant, les plantes et les animaux génétiquement modifiés, la privatisation des sources d’eau doivent mettre fin à cette intolérable facilité (...) Organiser la rareté des services, des capitaux, des biens est, par conséquent, l’activité prioritaire des maîtres de l’empire de la honte. Mais cette rareté organisée détruit chaque année la vie de million d’hommes, d’enfants et de femmes sur la terre. Aujourd’hui, on peut dire que la misère a atteint un niveau plus effroyable qu’à aucune autre époque de l’histoire. »
Extrait du dernier livre de Jean Ziegler, L’Empire de la honte, paru en 2005 chez Fayard, ou l’auteur dénonce la main mise des grandes multinationales dans les pays du Sud.


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