Retour sur la Journée mondiale du refus de la misère

Vaincre la misère, comme l’esclavage et l’apartheid

23 octobre 2008

Le vendredi 17 octobre à Champ-Fleuri (Saint-Denis) a eu lieu la commémoration de la Journée mondiale du refus de la misère. Plusieurs familles du Quart Monde étaient présentes, ainsi que plusieurs personnalités du monde politique, religieux, administratif et associatif. “Témoignages” souhaite faire connaître les messages qui ont été délivrés ce jour-là devant la Dalle des Droits de l’Homme et qui nous interpellent fortement. Nous remercions les organisateurs de nous avoir transmis ces documents.

La commémoration de la Journée mondiale du refus de la misère le vendredi 17 octobre à Champ-Fleuri (Saint-Denis). (photo ATD)

La Journée Mondiale du Refus de la Misère est célébrée dans de nombreux pays le 17 octobre de chaque année depuis qu’en 1992 l’ONU a proclamé cette date : “Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté”.
Pour cette seizième édition en 2008, la Délégation réunionnaise d’Aide à toute détresse (ATD Quart Monde) a voulu placer cette journée sous le signe de la solidarité plus que jamais nécessaire entre citoyens de toutes les catégories sociales, pour que dans notre société moderne le refus et la lutte contre la misère devienne l’affaire de tous, en écho à l’appel solennel lancé en 1987 par Joseph Wresinski, gravé dans le marbre de la Dalle des Droits de l’Homme de la place du Trocadéro à Paris, et dont la réplique en 1989 sur le parvis de Champ-Fleuri à Saint-Denis de La Réunion fut une première mondiale : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré ».

S’engager pour avancer ensemble

Le vendredi 17 octobre 2008 après-midi, les familles réunionnaises du Quart Monde se sont retrouvées à Champ-Fleuri pour une commémoration à laquelle elles ont convié leurs concitoyens à se joindre afin de « s’engager pour avancer ensemble vers un monde sans misère ».
Auparavant, les adultes se sont réunis à la salle paroissiale de l’église de La Trinité pour une projection du film sur la vie et l’engagement de Joseph Wresinski, suivie d’une séance d’Université Populaire Quart Monde sur la question de l’appel lancé à s’engager pour avancer ensemble. Les adolescents et enfants étaient conviés à divers ateliers de pratique artistique sur l’esplanade de Champ-Fleuri et à un spectacle de contes dans la salle du petit théâtre. Il y a eu aussi une visite de l’exposition des œuvres de Nelson Boyer, artiste-sculpteur.

La misère n’est pas fatale

Rappelons le sens de cette journée. Il s’agit de :
• Mobiliser les citoyens et leur faire prendre conscience que la misère n’est pas fatale, qu’elle peut et doit être combattue et vaincue au même titre que l’ont été en leur temps l’esclavage et l’apartheid.
• Rendre hommage aux victimes de la faim, de la violence et de l’ignorance dans le monde entier et en appeler à l’humanité de tous pour s’unir et faire respecter les Droits de l’Homme.
• Faire entendre la voix des plus démunis souvent enfermés dans la honte. C’est une occasion d’entendre leurs témoignages.


Un mouvement international et réunionnais

Le Mouvement International ATD Quart Monde, créé en 1957 par Joseph Wresinski et les familles du camp de sans-logis de Noisy-le-Grand dans la banlieue parisienne, s’est fondé sur la conviction que « tout homme porte en lui une valeur fondamentale qui fait sa dignité d’homme. Quels que soient sa pensée, ses croyances, sa culture, sa situation sociale ou ses moyens économiques, son mode de vie, tout homme garde intacte la valeur essentielle qui le situe d’emblée au rang de tous les hommes ».
Cette conviction anime tous les membres de ATD Quart Monde érigé en ONG (organisation non gouvernementale) :

- les volontaires-permanents qui consacrent leur vie professionnelle au service des plus démunis ;

- les militants issus des familles qui jouent un rôle de relais dans les quartiers pauvres ;

- les alliés adhérents et autres sympathisants qui participent bénévolement aux actions menées avec les plus pauvres.
Les familles du Quart Monde et les membres du Mouvement à La Réunion, présidé par Georges Faubourg, invitent leurs concitoyens réunionnais à apporter nombreux leur soutien à ceux qui luttent pour l’égale dignité de tous les hommes. Par son action, chacun peut contribuer à conforter la fierté, l’honneur et le courage des familles les plus exclues.


Georges Faubourg : pour un juste partage des richesses

Dans son discours du 17 octobre à Champ-Fleuri, le président du Mouvement ATD Quart Monde à La Réunion, Georges Faubourg, a notamment rendu hommage aux victimes de la faim, de la violence et de l’ignorance.

Oui, la faim dans le monde progresse encore. On en est au milliard de personnes qui souffrent de la faim dans le monde. Aujourd’hui, à la crise alimentaire accentuée par l’orientation de l’agriculture mondiale vers les biocarburants, s’ajoute une crise financière.
On n’a pas d’argent pour mettre en œuvre un programme alimentaire et éducatif mondial, nous rétorque-t-on. Mais pour résoudre une crise financière, maintenir l’équilibre d’un système qui produit de l’injustice et des inégalités, on trouve aisément des centaines de milliards. On n’a même pas besoin de faire d’emprunt, nous dit le gouvernement.
Globalement, le souci du monde actuel, ce n’est pas le manque, la pénurie, mais plutôt la conception du partage pour que chacun puisse vivre dignement. Dans ce monde focalisé par l’argent,

- il est urgent de rechercher une humanité commune à partir des plus pauvres ;

- il est urgent pour bâtir un monde de paix et de justice, de s’appuyer sur le savoir et l’expérience de ceux qui vivent des situations de vie les plus indignes, faites de grandes privations, ou de ceux qui vivent dans les quartiers difficiles.

« Band la i command mon vie... »

Nos dirigeants, nos décideurs, nos intellectuels ont trop tendance à faire ce qui est bien pour nous... mais sans nous. Une mère de famille nous dit : « pendant encore combien de temps d’autres personnes vont essayer de nous expliquer nos propres vies ? ». Une autre mère réunionnaise nous dit aussi : « band la i command mon vie... ».
Ce sont ceux qui luttent quotidiennement pour survivre qui savent exactement les obstacles auxquels ils ont à faire face. Le père Joseph Wresinski nous disait : « les plus pauvres sont les créateurs, la source même de tous les idéaux de l’humanité. Car c’est à travers l’injustice que l’humanité a appris la justice, à travers la haine qu’elle a appris l’amour, à travers la tyrannie qu’elle a appris l’égalité de tous ».

Les cœurs aussi meurent de faim

La Journée mondiale du refus de la misère, c’est la fête de la dignité. Cette journée nous invite tous, à prendre ensemble la responsabilité d’un monde riche de tout son monde. Chaque individu a quelque chose à apporter à l’autre, à l’humanité. Par ailleurs, tout un chacun peut s’engager, dans la mesure de sa disponibilité, à faire reculer la misère.
Dans son quartier, on peut être un relais entre les plus pauvres et les administrations pour faire respecter leurs droits. Dans son travail, on peut changer son regard vis-à-vis des plus défavorisés, ce sont des personnes comme les autres... et elles ont des droits.
On peut bien sûr adhérer à une association qui œuvre pour la dignité... ou encore mieux donner un peu de son temps quand on en a la possibilité... Les interventions humanitaires seront encore pour longtemps nécessaires, mais nous devons dépasser cette nécessité. L’être humain a d’autres besoins. Les cœurs aussi meurent de faim. Ils ont faim d’amour, d’espoir, de beauté.

Appel aux décideurs et aux citoyens

Les produits matériels diminuent quand ils sont partagés avec un grand nombre, mais ce n’est pas le cas de la connaissance. Elle augmente exponentiellement lorsqu’elle est partagée, c’est un gage de progrès de l’humanité.
La misère, nous devons la détruire, quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste. Nous - familles, volontaires, alliés - nous voulons détruire la misère. Ensemble, nous nous engageons à agir pour que les plus pauvres aient accès à tous leurs droits, que leur dignité soit reconnue et respectée. Nous demandons aux décideurs et aux citoyens de nous rejoindre dans ce combat.


Témoignage d’une Mauricienne

Lorsque j’avais 6 ans, mon père nous a abandonnées, ma mère et moi, pour aller vivre avec une autre femme, sans se soucier de rien. Seule, se fiant uniquement à son courage, ma maman m’a élevée. Au bout de quelque temps, elle s’est mise en concubinage avec un autre homme, dont elle a eu un fils. Peu de temps après, ils se séparent. La maman de ce dernier nous a recueillis chez elle. Je la considère comme ma grand-mère.

À 9 ans, j’ai dû quitter l’école pour aller travailler comme baby-sitter. Je touchais un salaire mensuel de 35 roupies. Maman, elle se battait sans cesse pour subvenir à nos besoins.
À 14 ans, j’ai pris de l’emploi chez une vieille dame et je recevais un salaire mensuel de 160 Rs. Je donnais 100 Rs à ma maman et je gardais 60 Rs pour moi. Le travail consistait à nettoyer une maison de 12 pièces, à repasser et à préparer les repas. Afin de pouvoir m’offrir des boucles d’oreilles et des bracelets, j’économisais l’argent du transport en faisant à pied le trajet Quatre-Bornes - Vandermeersch, soit un parcours de 8 km. Après 8 ans de service, suite au décès de ma patronne, je reçus une indemnité. J’avais alors 22 ans.
Ensuite, j’ai trouvé du travail à l’usine où j’ai rencontré mon mari. Pendant 2 ans, j’ai économisé de l’argent pour préparer le trousseau de mon mariage. L’argent ne suffisait pas, j’ai dû demander de l’aide financière à mes tante et oncle afin que je puisse me marier. Je n’ai pas connu mon père. Ce n’est qu’après mon mariage que j’ai pu le rencontrer par l’intermédiaire de mon grand-père.
Après 8 mois de mariage, je suis tombée enceinte. Les relations avec mon mari devenaient difficiles. Malgré cela, nous sommes restés ensemble et avons eu d’autres enfants.
Qu’il soit bon ou pas, la présence d’un père est d’une importance capitale dans la vie d’un enfant. Pour le bien-être de mes enfants, j’ai tout supporté avec patience.
À la mort de mon beau-père, mon mari est devenu alcoolique. Je suis contente et fière que mes enfants - âgés de 11, 17, 18 et 19 ans - ne touchent ni à la drogue ni à l’alcool. C’est à travers eux que je ressens le bonheur. Je me sens une maman heureuse.
Actuellement, j’ai deux emplois. Je travaille chez une dame 3 fois par semaine et je touche un salaire de 2.400 Rs par mois. Sur cette somme, je verse 1.000 Rs à un “cycle mensuel” (1) et je paie une prime mensuelle de 1.400 Rs pour une assurance-vie. Avec mon deuxième salaire de 1.000 Rs, je paie 500 Rs pour les leçons particulières de mes enfants, j’achète les cahiers d’école, à manger, les vêtements et ce qui manque dans la cuisine. J’ai dû apprendre à cuire le pain pour que mes enfants en apportent à l’école. Autrement, j’aurais eu à dépenser une somme de 800 à 900 Rs par mois. J’économise un peu en achetant un sac de farine à 500 Rs ainsi que de la levure, et mes enfants peuvent avoir du pain pour une durée de 2 à 3 mois.
J’ai appris à préparer du sirop. Si je parviens à en faire en grande quantité et à le vendre aux grandes surfaces, je pourrai sortir de mes difficultés. Je pourrai ouvrir une entreprise familiale et cela éviterait à mes enfants de travailler çà et là. J’ai déjà entrepris toutes les démarches nécessaires mais je n’ai pas pu obtenir les permis requis avec les autorités concernées. Ma cuisine est trop petite. Je dois trouver un emplacement à moi d’après les normes requises. La maison où j’habite actuellement appartient à ma belle-mère.
Mon mari n’a pas d’emploi fixe. Je dis merci au Bon Dieu pour l’aide que je reçois des gens. Je sais faire beaucoup de choses. Je sais broder, faire du crochet. Mes enfants me donnent du courage, me donnent la force.
Comme je n’ai pas pu aller à l’école, je fais tout pour encourager mes enfants à apprendre. Les valeurs que je veux leur transmettre sont : apprendre à vivre avec ce que je leur donne, faire des économies pour pouvoir avoir un coin à eux et être indépendant. Je ne veux pas qu’ils connaissent la misère que j’ai connue.

(1) cycle mensuel : c’est une formule typiquement mauricienne qui encourage l’épargne. Elle est pratiquée couramment dans la classe ouvrière dans un esprit d’entraide basé sur la confiance.


Témoignage d’un jeune réfugié du Congo-Brazzaville

Je suis un jeune réfugié qui, d’expérience, connaît l’amertume causée par les injustices et les violences infligées à l’être humain sans défense.
Je suis un jeune en exil qui a vu son peuple se déchirer et s’entretuer, mais qui croit que la construction d’une terre fraternelle est possible.
Je suis un orphelin de père dès l’âge de cinq ans, le fils d’une veuve qui ne désire qu’être porteuse d’amour et d’espoir au monde triste, persécuté et désespéré.
J’aimerais exprimer mon amour sincère à tous ceux qui sont sous les affres de la misère. Je suis leur frère.
Devant les milliers de vies qui souffrent autour de nous, il est inacceptable que nous soyons insensibles aux souffrances des autres, à moins que nous ne soyons plus humains.
Ces hommes, ces femmes et ces enfants qui souffrent autour de nous, ne sont pas moins humains que nous et nos proches. Nous devons leur venir en aide impérativement, car nous leur devons l’amour et non la haine, la main tendue et non l’indifférence, la vie et non la mort.
Nos paroles, nos écrits, nos chants et surtout nos actions d’amour peuvent soulager et secourir ceux qui sont abandonnés à eux-mêmes sans soutien et sans défense.
Notre indifférence aux problèmes de ceux qui sont en difficulté détruit les vies innocentes et les avenirs que nous étions en mesure d’aider. Notre inaction face à leur misère est un crime contre l’humanité. Et pourtant notre vie n’est pas plus précieuse que la leur.
C’est inacceptable qu’on se vante d’être riche dans un monde où les hommes meurent de guerre, de violence et de faim.
C’est inacceptable qu’on se sente heureux en voyant les milliers d’hommes, autour de nous, dans une misère sans nom.
Le devoir interpelle donc tout être humain d’aider, dans la mesure du possible, quiconque est dans le besoin de son soutien.


Témoignage d’un jeune Français

Les rêves des jeunes peuvent se transformer en colère lorsque personne ne croit en eux.
Je l’appellerai Nicolas. Comme tous les jeunes de son âge, de son milieu, de son quartier, il porte en lui les inquiétudes, les défis et les espoirs d’aujourd’hui et de demain.
Comme tous les jeunes de sa génération, il veut montrer une apparence positive, il veut avoir de l’estime, du respect. Au deuxième étage de son immeuble, où il vit la plupart du temps seul depuis qu’il a été expulsé du collège à l’âge de 16 ans, Nicolas se construit petit à petit dans sa chambre. Il faut qu’il soit fort, invincible, il faut qu’il fasse peur pour se protéger des autres jeunes qui sont autant en perdition que lui.
Il se transforme, d’abord son visage, il se fait des piercings ; puis son corps, il se fait tatouer dans le dos et sur les bras.
Nicolas a le profil du parfait délinquant. Il rejoint sa bande et participe à des vols, des délits, des bagarres. Puis un jour il me dit : « Je veux arrêter tout ça ! ».
Comme il emploie tous les moyens à se faire une carapace, il met tout son temps, toute son énergie à se reconstruire. Dans sa chambre au deuxième étage de son immeuble, il cherche et il trouve la force pour repousser la violence qui l’habite. Il prend une décision. Il me dit : « Je vais faire comme mon ami Tarik, je vais faire le ramadan ; c’est dur, mais je vais le faire ».
Nicolas fait le Ramadan. Tout seul, il a du mal à se lever tôt le matin pour manger mais le soir il va à la mosquée. Je lui demande : « tu comprends la prière ? » Il me répond : « non ».
Ce qui est formidable, c’est que deux de ses amis, Didier et David se soucient de lui et le soutiennent. Après le coucher du soleil, ils se retrouvent pour faire du sport et discuter.
Un après-midi alors que nous marchons dans la rue tous les deux, il me dit d’un air soucieux : “je suis convoqué à la police, je ne sais pas pourquoi,je ne vais pas y aller, j’irai après le ramadan”.
Aujourd’hui il est fier de lui. C’est la fin du ramadan, je l’appelle pour lui souhaiter une bonne fête, il me dit : “j’ai pas pu encore me lever pour aller à la prière”. Je lui demande s’il va rejoindre d’autres personnes pour manger et faire la fête, il me dit : “non, je vais faire du sport”.
Nicolas a toujours ses tatouages, il n’a pas changé physiquement, mais il continue de se battre.

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