Ces rentes qui ne gênent pas Attali

6 février 2008

Le libéralisme attalien a ses limites : il n’écorne ni les grands corps d’État, ni la grande distribution, ni les oligopoles de l’eau ou des télécommunications.

« Les Français doivent passer d’une culture de la rente à une culture du risque », tempêtait déjà Jacques Attali avant même de rendre son rapport. D’ailleurs, dès le début du rapport, on retrouve son leitmotiv : « Supprimer les rentes, réduire les privilèges », credo qu’il ne cesse de décliner par la suite. Mais curieusement, tandis que les économistes de gauche fustigent ce libéralisme à tous crins, les fondus de la logique libérale ne semblent pas satisfaits pour autant. Michel Godet, par exemple, ne cache pas son désaveu des 300 décisions pour changer la France. « C’est plein d’idées neuves et intéressantes, malheureusement, les idées intéressantes ne sont pas neuves et les idées neuves sont loin d’être intéressantes ». Car si Attali s’attaque courageusement aux riches rentiers que sont les coiffeurs, les taxis, les pharmaciens et même les notaires en proposant de déréglementer leurs professions, l’ambitieux rénovateur a, semble-t-il, oublié de s’occuper de quelques-unes des plus grosses rentes qui structurent l’économie française.

Les rentiers du dividende numérique

Lorsqu’il évoque l’attribution des fréquences hertziennes par exemple, le rapport ne dit pas un mot sur celles allouées gracieusement à TF1 et M6, sans contrepartie. Pour occuper les fréquences que va libérer la révolution numérique, les nouveaux entrants de la TNT ou de la téléphonie vont sans doute se battre. Mais pour ceux qui sont déjà en place, la rente tombe chaque année, avec une régularité mécanique. L’attribution de la fréquence de TF1 a ainsi été renouvelée en 2006 pour une concession qui court jusqu’à 2012. Et si la chaîne ne respecte pas son cahier des charges (dans lequel figure notamment l’exigence du « mieux disant culturel »), ça ne dérange personne. Bouygues d’ailleurs, qui est propriétaire de TF1, jouit d’une autre rente de situation qui ne dérange pas non plus les chantres libéraux de la commission.

Bouygues : le bon élève de la rente

Dans le passage consacré aux dividendes numériques, les auteurs soulignent bien la situation d’oligopole qui prévaut dans la téléphonie mobile, où « trois opérateurs se partagent 90% du marché et où les forfaits ont augmenté en moyenne de 40% entre 1999 et 2006 ». Pas très “pouvoir d’achat” tout ça. Mais si Attali et ses amis préconisent l’ouverture du marché à un quatrième acteur, ils oublient de revenir sur les conditions d’attribution de fréquences aux acteurs déjà en place. Là encore, Bouygues ne remplit pas le cahier des charges : « Tous les opérateurs devaient équiper 20% du territoire en norme téléphonique 3G pour permettre l’accès à Internet par le téléphone, rappelle Edouard Barreiro, chargé de mission Télécoms et Commerce à UFC-Que choisir. Bouygues n’a pas rempli son obligation, mais il n’y a eu aucune sanction... ». Une fois les fréquences numériques attribuées, les rentes fonctionnent à plein. Mais il est peut-être plus difficile de s’y attaquer que de s’en prendre aux coiffeurs... D’ailleurs, UFC-Que choisir, qui porte plainte contre l’autorité de régulation de la téléphonie mobile devant le Conseil d’Etat, ne manque pas de fustiger le poids des lobbies dans ce domaine. Tout juste l’UFC espère-t-elle que l’entrée d’un quatrième opérateur pourra permettre de faire jouer la concurrence et de faire baisser les prix...

Distribution peu partageuse

Mais de concurrence véritable, il n’y en a guère de possible sur le marché de la grande distribution. Autre marché, autre situation d’oligopole, où 5 géants pèsent de tout leur poids, non pas pour faire baisser les prix au consommateur comme le clament certains, mais bien plus pour faire baisser les prix des petits fournisseurs. En proposant de déréglementer le marché, notamment par l’abrogation de la loi Galland, « le rapport Attali ne fait que reprendre les revendications d’Edouard Leclerc et de ses amis, sans aucune contrepartie pour les fournisseurs. Au nom du pouvoir d’achat, il accélère et codifie la concurrence déloyale. C’est un vrai renforcement des rentes de la grande distribution », se désole Christian Jacquiau, auteur du “Livre noir de la grande distribution” (Albin Michel). Le rapport constate que les législations en place n’ont pas permis de protéger les fournisseurs et le petit commerce des grosses enseignes, mais ne propose aucun garde-fou solide pour y remédier. En proposant d’étendre (si cela est encore possible) la part du territoire desservie par les hypers, les décisions du rapport changeraient peut-être la France, mais elles permettraient surtout d’engraisser un peu plus les rentes des acteurs surpuissants sur ce marché fermé à tout nouvel entrant.

Des Attali partout ?

Enfin, la société conçue par l’énarque Attali ressemble beaucoup, à certains égards, à celle qui l’a formée. Un petit chapitre s’attaque aux grands corps d’Etat (décision 247). Mais il n’aborde pas l’une des rigidités critiquées par les plus fervents partisans d’une société libérale mondialisée. « C’est assez superficiel, relève Ghislaine Ottenheimer, journaliste et auteur d’un livre d’enquête sur les inspecteurs des finances, “Les Intouchables” (Albin Michel). Il faudrait vraiment réformer le recrutement des élites françaises. Encore aujourd’hui, les énarques ou les inspecteurs des finances bénéficient d’une forme de rente au sens où ils sont sûrs d’être propulsés aux plus hautes fonctions. Mais ce qu’il y a de plus grave encore, c’est que la formation qu’ils ont reçue ne les prépare pas forcément aux postes qu’ils sont amenés à occuper. Le cas de Daniel Bouton en est un exemple récent... ». Tandis que les entreprises du monde entier “castent” leurs dirigeants en fonction de leurs besoins, en France, il suffit encore d’être estampillé d’une grande école pour être considéré, à vie, comme efficace. Au mépris des talents qui n’ont pas toujours eu la chance d’accéder au concours d’entrée...

En plus des situations de rente abordées dans le rapport, soit timidement comme les grands corps d’Etat, soit carrément pour les renforcer comme la grande distribution, on ne compte pas celles qui en sont carrément exclues. Comment le duopole qui règne sur le marché de l’eau, par exemple, que se disputent Véolia et Suez, a-t-il pu échapper à l’œil du libéral, au moment même où des élus tentent de fronder contre cette rente indue que communes et administrés payent comptant ? « Le problème, analyse l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, c’est que la concurrence n’est pas forcément le remède aux situations de rente. Il est très difficile, dans des marchés où prime la concentration comme les télécommunications ou la grande distribution, de faire intervenir de nouveaux entrants. En réalité, ce rapport, qui est très fortement marqué par un dogmatisme idéologique, nie les phénomènes de concentration ». Peut-être la boîte à outils d’Attali ne lui permet-elle pas de se confronter à ces situations ? Peut-être, également, que la crainte d’affronter certains mastodontes de l’économie française a fait reculer Attila...

Anna Borrel et Pauline Delassus, Marianne2


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