Un syndicaliste mauricien parmi les invités

’Il faut chercher une autre voie’ pour nos îles

26 février 2005

’Dans l’esprit des règles de l’OMC, le co-développement n’est pas proposé et encore moins des échanges harmonieux’, déplore Jack Bizlall, syndicaliste mauricien, qui pose un jugement sévère sur nos comportements modernes. ’On ne peut pas se tuer au travail et consommer de la merde avec aucun rapport maintenu avec son entourage’.

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Jack Bizlall, syndicaliste mauricien, faisait partie des invités du Forum social réunionnais dimanche dernier. Le FSR a été reporté d’une semaine en raison de la météo, et l’invité souffre d’une bronchite. Jack Bizlall ne viendra malheureusement pas témoigner des conditions de vie mauriciennes, mais il nous a fait l’amitié de répondre à nos questions. Comme si nous avions pu le rencontrer ce dimanche au FSR.

“Témoignages” : Comment se traduit la mondialisation à l’île Maurice ? Combien de suppressions d’emplois dans le textile ?

- Jack Bizlall : La politique de mondialisation se fait déjà sentir. Elle se transcrit, pour Maurice, par le démantèlement des privilèges obtenus de la Communauté économique européenne* pour les produits de la zone franche. Plus de 25.000 emplois perdus dans le secteur sucre par la politique de centralisation et plus de 20.000 emplois perdus dans le secteur de la zone franche par l’automatisation de la production et la délocalisation. Ici, il faut le souligner, on applique l’obsession de la croissance de la productivité et la politique de bas salaires pour faire face aux effets de la mondialisation du capitalisme. Un travailleur mauricien touche moins de 200 euros par mois. C’est la misère. C’est la "plastic culture".

Comment réagissent les Mauriciens ? La suppression des barrières douanières pour les produits chinois a-t-elle des conséquences ?

- Je pense que le choc le plus dur est celui qui frappe notre industrie de substitution à l’importation. Avec l’enlèvement des barrières douanières de protection, le pays est déjà envahi par les produits indiens, chinois et ceux venant d’Extrême-Orient. La conséquence est que la libéralisation du commerce non seulement affecte nos exportations, mais aussi notre production pour le marché local. Des milliers d’emplois ont été perdus dans ce secteur. Cela se ressent déjà avec un secteur informel qui s’agrandit chaque jour. Les Mauriciens ne réagissent pas encore puisque notre espace de consommation s’agrandit, surtout avec les touristes venant de La Réunion et de France. Disons qu’il existe un transfert d’activités de la production en petites entreprises au secteur commercial.

L’île Maurice et La Réunion ont en commun une économie très dépendante de la canne à sucre. Les négociations de l’OCM-sucre vont probablement mener à la réduction de cette production. Quelle est votre position là-dessus ?

- Je suis membre du Rosa Luxemburg Institute. Nous avons publié un texte intitulé “La riposte aux obligations de l’OMC**”. Dans ce texte, nous analysons globalement la situation par rapport aux pays qui, comme le Brésil, ont protesté parce que la CEE a écoulé 4 millions 97.000 tonnes de sucre sur le marché mondial en 2001/2002, alors qu’elle n’avait le droit d’exporter que 1 million 273.000 tonnes. Je soutiens le Brésil dans son action. Il y a eu effectivement abus de la CEE. La CEE prive depuis 1995, le Brésil de revenus essentiels pour faire face à la grande misère qui sévit dans ce pays.
Je ne pense pas que les planteurs de La Réunion vont être affectés de la même façon que les planteurs de Maurice. Les planteurs de La Réunion vont continuer à bénéficier d’une prime assez substantielle déjà acceptée par l’OMC. Franchement, je crois que tout cela est une tempête dans un verre d’eau. Il y a plusieurs alternatives pour Maurice. Il faudra revoir notre stratégie économique.

Comment voyez-vous l’avenir économique des deux îles ?

- L’avenir économique de La Réunion est tout à fait différent de celui de Maurice. Il n’y a aucune comparaison. Chez vous le niveau de vie et le coût de la vie augmentent continuellement. Les décideurs chez vous doivent exercer une pression pour le maintien de rapports raisonnables et acceptables entre la croissance du niveau de vie et celle de son coût. La France maîtrise son économie et elle relance sa production par la consommation.
La pression que vous exercez pour obtenir le même traitement que les Français habitant les autres départements français a transformé La Réunion. Il vous faut maintenant résister à la pression de la consommation et maintenir une vie simple. Si vous parvenez à soutenir une politique de décroissance de la consommation du superflu, de l’utilisation de voitures individuelles, et à retourner à une culture des îles, vous pourrez mettre en place, une société ou il fera encore meilleur vivre. Je crois que nous avons à appliquer la même logique sur le plan économique et culturel.

Les deux îles souhaitent développer leur industrie touristique. À Maurice, le choix d’un tourisme de luxe a été fait, avec la volonté de ne laisser venir que des touristes riches...

- À Maurice effectivement, on a maintenu un tourisme prétendument haut de gamme. Les touristes fréquentent de véritables villages touristiques. La tactique est de leur donner tout le confort auquel ils sont habitués le soir dans leurs villas : le jour, la pratique des activités à la mer ; l’après-midi leur est offert un piteux gimmick (***) de la culture mauricienne. Avec cette pratique, nous ne bénéficions pas de grand chose du secteur touristique et le tourisme s’est accaparé le littoral.

Est-ce le bon choix pour l’économie mauricienne ?

- Le secteur touristique n’est pas un gros créateur d’emplois directs. Je pense qu’il faut revoir toute la stratégie. Le “Mouvement Premier Mai”, auquel j’appartiens, publie un livre bientôt, dans lequel nous ferons des propositions alternatives.

Quelles leçons a-t-on tiré du tsunami du 26 décembre ?

- Du tsunami, il faut tirer quelques leçons importantes : que nous contrôlons très peu de choses et que le développement de notre culture nous a fait perdre les instincts les plus basiques face à la nature ; à partir de là, prendre toutes les dispositions préventives. Mais surtout dans la planification du développement, ne pas piétiner le terrain dont la nature a grand besoin pour s’exprimer...

L’Inde et la Chine sont les deux puissances économiques montantes. Comme une majorité de Mauriciens ont des origines indiennes, cette proximité historique peut-elle favoriser un co-développement harmonieux, et pas seulement des relations économiques basées sur le profit ?

- Ces deux pays ont opté pour la stratégie de combler le retard qu’ils ont sur les pays dits développés. Ils font de la croissance un objectif en soi et détruisent la nature à un degré inacceptable. 80 % de l’énergie chinoise est produite à partir du charbon avec une pollution indescriptible et pas moins de 6.000 morts sont comptés chaque année dans les mines de charbon. Je pense qu’il faut bien faire attention.
Cela s’applique aussi pour La Réunion. Il faut chercher une autre voie. On ne peut pas se tuer au travail et consommer de la merde avec aucun rapport maintenu avec son entourage. Nous avons une culture différente. Préservons-la. Vous savez sans doute qu’une somme d’argent importante transite chaque année à travers les banques off-shores pour être investie en Inde. Si nous analysons les choses plus concrètement, la Chine va tout prendre dans le secteur de fabrication de vêtements. Il y a même une entreprise mauricienne qui s’est installée là-bas. Dans l’esprit des règles de l’OMC, le co-développement n’est pas proposé et encore moins des échanges harmonieux.

Y a-t-il des rencontres entre responsables syndicaux réunionnais et mauriciens ? Est-ce prévu ? Si oui, quel espoir avons-nous de voir les droits des travailleurs mauriciens soutenus par les travailleurs réunionnais ?

- Vous savez c’est là un vieux projet. L’idée de collaboration est plus intériorisée par les camarades de la CGTR. Depuis de longue date d’ailleurs. Elle n’a pas fait son chemin pour de multiples raisons. À Maurice, nous avons un syndicalisme apolitique et même dépolitisé qui ne porte aucune attention à la politique de mondialisation. Nous avons hérité de cette situation par rapport au fait que le parti travailliste et le MMM ont manipulé le syndicalisme pour arriver au pouvoir et appliquer une politique de droite. Je crois que nous avons besoin de beaucoup de soutien dans notre combat contre la nouvelle loi qui remplacera l’IRA (****).

Vous êtes invité dimanche prochain au Forum social réunionnais. Qu’avez-vous envie de dire aux Réunionnais sur l’île Maurice ?

- Le forum social devait se tenir le dimanche 20 et a été renvoyé au dimanche 27 pour des raisons de mauvais temps. Depuis lundi, je souffre d’une bronchite et malheureusement je ne pourrai pas participer au Forum. Mais j’ai quand même adressé un texte aux organisateurs. Dans ce texte j’insiste sur quelques concepts que je considère fondamentaux. Entre autres l’intérêt commun, la société des droits, le fonds commun de civilisation...

Qu’attendent les Mauriciens des Réunionnais ?

- Je crois qu’on passe à côté de beaucoup de choses. Il est malheureux de voir que rien n’est fait en termes de collaboration entre les deux îles. Nous avons beaucoup à apprendre de votre île dans tous les domaines. Vous avez des technologies disponibles et vous avez aussi une masse d’argent dont vous ne savez que faire. On a la même histoire. On se respecte.

Propos recueillis par Nastassia

(*) La Communauté économique européenne (CEE) est l’ancien nom de l’Union européenne.
(**) OMC : Organisation mondiale du commerce.
(***) Gimmick : gadget
(****) L’Industrial Relations Act doit être remplacé par un texte défavorable aux travailleurs mauriciens.


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