« Il n’y a pas de pilote dans l’avion »

Protection de l’enfance : la victime de l’inertie administrative

9 mars 2007

Lors de l’audience solennelle de rentrée du Tribunal de Grande Instance de Saint-Denis le 5 février, Pierre Lavigne, son Président, déplorait l’inexécution de certaines décisions de justice. C’est le cas de nombre d’ordonnances judiciaires liées à la protection de l’enfance que les travailleurs sociaux faute de moyens ne parviennent plus à appliquer. Loin d’être protégée, l’enfance réunionnaise est menacée. Acteurs de la justice et du social attendent désespérément la mobilisation du Conseil Général. Réactions du juge Molié.

Confrontés quotidiennement à des familles en grandes difficultés dont les déchirures conduisent à la souffrance des enfants, à la perte de repère des adolescents et à bien d’autres drames humains, les travailleurs sociaux, lettres après lettres, débrayages après débrayages, réclament de pouvoir agir. Mais l’administration du Conseil Général fait la sourde oreille.

«  Des moyens de placement ridicules  »

Pourtant, lorsqu’un enfant, pour sa sécurité, doit être écarté en urgence de sa famille et qu’aucune porte de sortie ne lui est offerte, vers qui se retournera-t-on s’il venait à lui arriver malheur ? Lorsqu’un adolescent difficile qui nécessiterait un placement spécialisé et finalement envoyé en famille d’accueil faute de place en structure, vers qui se retournera-t-on en cas d’incident ?
Les interpellations du juge Molié, qui exerce au Tribunal pour enfants de Saint-Denis, sont restées elles-aussi sans suite. Il nous confiait hier apporter « tout [son] soutien aux revendications des travailleurs sociaux qui sont parfaitement justifiées. On touche un peu le fond. Aujourd’hui, il est quasiment impossible pour un juge de confier un adolescent à un foyer par manque de place. » Tout comme les professionnels du secteur social, le juge Molié dénonce « des moyens de placement ridicules vu les retards pris dans les travaux. » Foyers d’Accueil Éducatif et Centres de Placement Intégré ne peuvent accueillir qu’une dizaine de jeunes alors que le double de places serait nécessaire. Et le juge Molié de corroborer les revendications exprimées également mercredi par le personnel du GUT Saint-Denis 2 à savoir que « les familles d’accueil manquent également de places. Par conséquent, quand une fratrie est relativement étendue, c’est l’éclatement. Un véritable problème. »
Des familles d’accueil en outre souvent seules pour gérer l’accueil d’un adolescent en grande difficulté, soit parce que les foyers d’accueil spécialisé sont saturés ou que l’accompagnement social est insuffisant, faute d’effectif.

«  Je n’ai jamais travaillé dans de telles conditions  »

Le Conseil Général, en charge depuis la loi de décentralisation de la protection de l’enfance est bien sûr au fait de ces nombreux dysfonctionnements qui lui ont été notifiés lors des discussions relatives à l’élaboration du Schéma départemental de cohésion sociale. Il a été demandé de relancer des Placements familiaux spécialisés ou de développer davantage de prises en charge en milieu ouvert, mais la Justice se fait peu d’illusion quant à l’aboutissement de telles requêtes. En effet, les décisions au niveau des associations habilitées telles que l’ARAST, ARPEJ ou encore l’ASSPIF ne sont déjà pas suivies.
Aujourd’hui, le malaise à l’ARAST révèle que le « turn over » du personnel éducatif est tel qu’il y a une rupture voire une totale absence de suivi éducatif. « Je n’ai jamais travaillé dans de telles conditions, jamais, déplore pour sa part le juge Molié. C’est un peu le ras-le-bol. Il y a une très grande inertie. J’ai l’impression que l’administration centrale du Conseil Général est largement dépassée. Malgré toutes les sollicitations, il n’y a pas de réponse administrative. Travailleurs sociaux et juges, nous rencontrons les mêmes difficultés : il n’y a pas de pilote dans l’avion. »
Sachant que le projet de réforme de la protection de l’enfance adopté par le Sénat en deuxième lecture le 12 février 2007 et qui devrait dans les prochains jours être entièrement validé, fait du Conseil Général « le chef de file de la protection de l’enfance », l’avenir soulève de grandes inquiétudes. « À partir de là, l’État va déléguer la totalité des attributions au Conseil Général, pierre angulaire du système mis en place dans certains départements avec des moyens satisfaisants mais ici... »

Stéphanie Longeras


- Loi de réforme de la protection de l’enfance

De nouveaux moyens ?

« Notre système de protection de l’enfance repose sur des fondements solides, justes car il recherche dans toute la mesure du possible la consolidation du cadre familial pour assurer le développement de l’enfant. Mais il y a des failles, des dysfonctionnements ; il faut resserrer les mailles du filet. »

Une réforme en 3 axes

Les propos de Philippe Bas, ministre délégué à la Sécurité sociale, aux Personnes âgées, aux Personnes handicapées et à la Famille traduisent la nécessité de réformer le dispositif de protection de l’enfance. En effet, la loi de 1989 sur la prévention des mauvais traitements contre les mineurs est aujourd’hui inadaptée, n’offrant pas les moyens de répondre à l’isolement social et à l’éclatement des familles.
Une réforme centrée sur 3 grands axes : le renforcement de la prévention par la création dans chaque département d’une cellule pluridisciplinaire de recueils de signalements ; l’organisation du signalement « pour détecter plus tôt et signaler plus efficacement les situations de danger » ; et la diversification des modes de prises en charge « pour les adapter aux besoins de chaque enfant ».
Et pour mettre en application ce nouveau dispositif, actuellement en dernière lecture au Sénat, le projet attribue aux Conseils Généraux, responsables de l’aide sociale à l’enfance depuis la loi de décentralisation, « le rôle de chef de file de la protection de l’enfance. » Le coût global de la réforme est estimé à 150 millions d’euros par an avec une montée en charge sur trois ans et la création dans le même temps de 4.000 emplois. Quelle sera l’enveloppe et le nouvel effectif pour La Réunion ? Alors que dans notre département, les professionnels du social dénoncent de longue date l’absence de projection, d’anticipation et de rattrapage des besoins structurels et humain, la profusion de missions annexes, cette réforme va-t-elle s’accompagner des outils de son application ? Le Département sollicitera-t-il une attention particulière du ministère pour notre île, ou continuera-t-il à accepter, au détriment des usagers, des professionnels et de la justice, les conditions de transferts inadaptées ?

SL


An plis ke sa

Les derniers chiffres de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée (ODAS), publiés en décembre 2006, font état d’une hausse des signalements d’enfants en danger, en progression de 2 % en un an, après une hausse de 7 % l’année précédente. Le nombre d’enfants "maltraités" - victimes d’abus sexuels, de violences physiques ou psychologiques, de négligences lourdes - est passé de 19.000 à 20.000, augmentant pour la seconde année consécutive alors qu’il s’était stabilisé depuis 1999. Ce sont en particulier les « négligences lourdes » (défaut de soins médicaux, alimentaires, etc.) et « les violences psychologiques », qui sont à l’origine de cette augmentation, tandis que les violences physiques et sexuelles ont légèrement baissé. A ces chiffres s’ajoutent les cas de 77.000 enfants signalés comme « courant un risque », c’est-à-dire dont les conditions d’existence peuvent compromettre santé, sécurité, moralité ou éducation, même s’ils ne sont pas à proprement parler maltraités.

(Source “Le Monde”)


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