Le point de vue d’Alain Bihr, économiste* :

’La précarité est au cœur du rapport salarial’

29 septembre 2006

Depuis deux décennies, l’idéologie dominante présente ’l’exclusion’ comme une forme nouvelle de rapport social, apparue grosso modo à partir du ’choc pétrolier’ du milieu des années 70, point de départ d’une nouvelle crise structurelle de l’économie capitaliste.

On a parlé de "nouveaux riches" et de "nouveaux pauvres" à compter des années 80... Comme si ces phénomènes n’existaient pas depuis les débuts du capitalisme ! C’est ce que rappelle un économiste, Alain Bihr, en expliquant que la montée du chômage, le développement de la précarité salariale, l’aggravation des inégalités et la réapparition de l’exclusion comme phénomène de masse ces dernières années, sont la conséquence d’un affaiblissement et d’une crise du mouvement ouvrier et syndical.
Son travail souligne l’urgence, pour le monde du travail, de se donner des formes de luttes adaptées aux réalités du capitalisme d’aujourd’hui.

La loi sur l’exclusion

Le projet d’Alain Bihr est de procéder à la critique des idéologies visant à présenter le salariat d’une part, le chômage, la précarité et l’exclusion d’autre part, comme des réalités contraires, étrangères l’une à l’autre. "Comme si chômage, précarité et exclusion n’avaient rien à voir avec le salariat, comme s’ils en étaient en quelque sorte une dénaturation ou une perversion ; ou inversement, comme si le salariat, le vrai, n’avait rien à voir avec le chômage, la précarité ou l’exclusion".
Les constructions théoriques qui ont appuyé ces représentations ont abouti à l’adoption, en juillet 1998, sous le gouvernement de Lionel Jospin, d’une "loi sur l’exclusion". "L’exclusion n’est plus alors seulement une catégorie de la pensée sociologique, mais devient une catégorie de l’action politique et administrative. Toutes les politiques sociales sont depuis lors tournées contre cette nouvelle hydre, mal post-moderne aux têtes multiples : l’exclusion".
L’une des critiques faites à ces constructions est qu’elles figent "l’exclusion sociale" dans une catégorisation qui recompose la société avec des gens "in" et des gens "out", dans une juxtaposition qui laisserait presque penser que les deux sphères n’ont aucun rapport l’une avec l’autre. Ne parle-t-on pas des "exclus" comme de ceux qui seraient en "rupture de lien social" ?

Des conditions d’emploi et de travail bouleversées en permanence

Contre ces représentations - qui, il faut le reconnaître, ont pris une place prépondérante dans les organisations de la "gauche" française, au point de paralyser toute action transformatrice visant à remettre en cause les rapports sociaux antagoniques - la thèse d’Alain Bihr est que "chômage, précarité et exclusion ne sont nullement extérieurs au salariat, qu’ils en sont au contraire des dimensions constitutives essentielles ; et que, par conséquent, loin de constituer des phénomènes exceptionnels, marginaux, périphériques, ils sont au contraire des phénomènes structurels dont seuls changent les formes historiques-mondiales sous lesquels ils se manifestent".
Le cœur de la démonstration d’Alain Bihr est de faire comprendre ce qui a changé dans le rapport salarial, dont il décrit sous plusieurs aspects les facteurs de précarité, dans un système qui "bouleverse en permanence les conditions d’emploi et de travail des salariés". Et c’est bien dans ces bouleversements permanents, dans les crises récurrentes et inévitables de la reproduction du capital que s’inscrit "la précarisation généralisée des affaires humaines" (1).
Le chômage et l’aggravation de la précarité salariale, la pauvreté et la misère sont au cœur d’un système dont l’économiste rappelle qu’il a pour moteur la reproduction du capital : ils n’en sont ni "déconnectés", ni une incidence conjoncturelle et marginale. Ils ne sont pas non plus "des phénomènes périphériques ou inessentiels au sein du capitalisme : au contraire, ils se situent au cœur de ce dernier...", complète Alain Bihr.

La remise en cause du rapport salarial dit "fordiste"

Ce qui, selon lui, fait passer pour un phénomène nouveau l’actuelle montée du chômage, le développement de la précarité salariale ou encore la réapparition de l’exclusion comme phénomène de masses, c’est la remise en cause - par les capitalistes de tendance néo-libérale - du rapport salarial dit "fordiste", qui a prévalu dans l’ensemble des États capitalistes développés, entre 1920 et les années 1950.
Caractérisé par un "compromis entre capital et travail", dans le cadre d’économies nationales fortement autocentrées, ce rapport salarial s’est accomodé du développement "d’un système public de protection sociale (contre le chômage, la maladie, l’invalidité, la vieillesse) ainsi que la prise en charge par des équipements collectifs et des services publics de quelques-uns des besoins collectifs les plus essentiels des travailleurs salariés - logement, éducation et formation professionnelle, loisirs... "
Sa remise en cause après la seconde guerre mondiale et de façon plus aiguë après la crise des années 70-80, s’est faite à travers quatre facteurs énumérés par Alain Bihr :
a) un nouveau procès de production imposant la flexibilité aux salariés ;
b) la mise en concurrence internationale des travailleurs par un type d’échanges commerciaux et d’investissements directs étrangers (sous-traitance et délocalisations), dans le contexte de la libéralisation des mouvements des marchandises et des capitaux (le marché mondial) ;
c) la prédominance du capital financier (marchés boursiers, fonds d’investissements, fonds de pension, assurances...) sur le capital industriel ;
d) l’abandon des politiques keynésiennes et des interventions étatiques.
Le résultat décrit par l’économiste est une "dégradation du rapport de forces entre capital et travail, au détriment de ce dernier, cause et effet à la fois de la crise du mouvement ouvrier". Cette crise du mouvement ouvrier a des causes certainement multiples. Alain Bihr souligne en particulier la difficulté à renouveler une stratégie "qui reste prisonnière du cadre d’un Etat-nation de plus en plus invalidé par le processus de transnationalisation du capital".
C’est là, sans doute, qu’est la recherche de solutions : dans la réhabilitation de formes de luttes prenant en compte les nouvelles données de l’économie mondiale - pas pour courber l’échine devant le nouveau Veau d’Or de la mondialisation, mais pour trouver les voies de l’unité entre toutes les nouvelles victimes du système.

P. David

(1) Pour une analyse plus détaillée des crises capitalistes, voir “La reproduction du capital”, Page Deux (éd., Lausanne), 2001, chapitre 18.


Pour aller plus loin

Alain Bihr, “La préhistoire du capital” (Page Deux, Lausanne) - parution prévue en septembre 2006.
Alain Bihr, “L’actualité d’un archaïsme” (Page Deux, Lausanne, 1998).

* Alain Bihr est né le 29 juillet 1950. Il est professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté (Besançon), membre du Laboratoire de sociologie et d’anthropologie. Il a enseigné la philosophie pendant une vingtaine d’année dans un lycée technique commercial.
Ses travaux ont porté notamment sur la crise contemporaine du mouvement ouvrier en Europe, sur la dynamique des inégalités entre catégories sociales et entre hommes et femmes, et la crise de l’Etat-nation, entre autres... Il travaille actuellement au développement d’une théorie générale du capitalisme intégrant de manière critique l’apport marxien.


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