Le modèle social européen résistera-t-il à la mondialisation ?

27 octobre 2008, par Sophie Périabe

La mondialisation menace-t-elle vraiment le modèle social de la vieille Europe ? La réponse diffère selon que l’on considère la protection sociale ou la protection de l’emploi, les deux volets du modèle qui paraissent a priori les plus susceptibles de faire les frais de la redistribution des productions et des flux de marchandises et de capitaux à travers le monde.
L’analyse montre en effet que la protection sociale n’est pas directement menacée, si elle sait s’adapter, tout simplement parce qu’elle ne constitue pas un handicap compétitif pour les économies européennes. Par contre, la protection de l’emploi paraît en revanche plus sérieusement exposée, moins par la confrontation directe des coûts de production sur les marchés mondiaux que par la transformation des systèmes productifs européens eux-mêmes, qui remet en cause la norme d’emploi stable

Les données comparatives disponibles ne font pas apparaître de recul perceptible de la protection sociale dans l’Europe des Quinze. Le niveau de protection offert reste élevé aussi bien en matière de sécurité sociale que de sécurité professionnelle et aucune tendance à la baisse n’est à l’ordre du jour. Entre 1970 et le début des années 2000, le partage de la valeur ajoutée fluctue en Europe davantage qu’aux États-Unis. Mais rien n’indique une dégradation de la situation des entreprises. La tendance est au contraire au recul de la part des salaires dans le revenu national, plus marqué dans les principales économies des Quinze (de 67% à 58% entre 1975 et 2005) qu’aux États-Unis (de 65% à 60%), sans qu’on puisse l’imputer directement à la mondialisation. De fait, les travaux empiriques disponibles suggèrent que l’augmentation croissante des importations n’a guère eu d’effet sur le volume global de l’emploi dans les pays de l’OCDE, les gains de productivité tirés des nouvelles spécialisations compensant l’impact négatif des délocalisations. Elle a contribué en revanche à dégrader la situation et le pouvoir de négociation des salariés les moins qualifiés en rendant leurs emplois et leurs salaires plus instables, et ce faisant à accroître les inégalités salariales. Si la mondialisation menace le modèle social européen, ce n’est donc pas, au vu de ces résultats, parce qu’il constituerait un handicap majeur dans la concurrence mondiale, mais, à l’inverse, parce que le recul de la part des salaires compromet le financement des régimes de protection sociale assis sur les revenus du travail et force à envisager d’autres sources de financement. Qu’en est-il alors du second pilier du modèle social européen, celui de la protection des salariés dans leur emploi ?

Les pays européens ont allégé leur législation sur la protection de l’emploi

Plus encore que la part des dépenses collectives consacrées à la protection sociale, la rigueur de la législation protectrice de l’emploi est un trait distinctif de l’Europe, du moins pour sa partie continentale qui la différencie des États-Unis et du Canada. Mais sur ce plan, les changements ont été nets au cours des quinze dernières années, avec un mouvement sensible et convergent d’assouplissement de la législation protectrice de l’emploi dans les pays où elle était la plus stricte à la fin des années 1980 (par ordre décroissant : Espagne, Allemagne, Suède, Belgique, Pays-Bas, Italie, Danemark). Avec une tendance légèrement croissante, la France fait ici exception. Dans la plupart des cas, les réformes ont surtout visé à faciliter le recours à des formes d’emploi temporaire (Contrat à Durée Déterminée, intérim), en n’affectant qu’à la marge les dispositions relatives à l’emploi régulier ou permanent (CDI). De fait, la part des contrats temporaires s’est fortement accrue dans l’Europe des Quinze, particulièrement dans les années 1985-1995. Quelle a été la conséquence de ces assouplissements ? La cause est loin d’être entendue car, de l’avis de l’OCDE, l’effet net de la législation protectrice de l’emploi sur le niveau du chômage est a priori ambigu. Néanmoins, il est possible d’en retenir quelques conclusions : la rigueur de la législation protectrice de l’emploi ralentirait les mouvements de réallocation de la main-d’œuvre entre emplois, accroîtrait le chômage de longue durée et réduirait les taux d’emploi des catégories les plus exposées sur le marché du travail, comme les jeunes et les femmes d’âge actif, à l’avantage de groupes mieux protégés.

La “flexicurité” : nouvel horizon du modèle social européen ?

Dans un contexte démographique de vieillissement où la main-d’œuvre va devenir moins abondante (stabilisation, puis baisse de la population en âge de travailler), comment tout à la fois mieux mobiliser la main-d’œuvre disponible, assurer la flexibilité de l’appareil productif et devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive, tout en continuant de garantir à la population un haut niveau de protection sociale ? Telles sont les ambitions du nouveau rapport salarial que l’Europe des 27 entend promouvoir sous le nom de “flexicurité”, dans ses quatre composantes : un droit du travail combinant souplesse et sécurité, une stratégie de formation tout au long de la vie, des politiques actives du marché du travail, des systèmes de sécurité sociale “modernes”. L’examen plus attentif des préconisations de la Commission montre cependant qu’un modèle social “moderne” est celui qui garantit simultanément : • un financement de la protection sociale plus favorable à l’emploi, pesant moins sur le coût du travail ; • le maintien des seniors dans l’emploi et l’allongement de la vie active. Le relèvement de l’âge limite ou des durées de cotisation est à l’ordre du jour ; • la conciliation entre vie professionnelle et vie hors travail. Il s’agit d’élargir l’offre de garde d’enfants et la prise en charge de la dépendance, mais aussi d’encourager la mobilité géographique et professionnelle et le “temps choisi”.
Ainsi, le projet de modernisation du modèle social européen s’étend bien au-delà du seul volet “Sécurité sociale” de la flexicurité. En matière de contrat de travail par exemple, il ne s’agit pas seulement de faciliter la rupture des CDI ou l’usage des CDD, mais également de promouvoir l’aménagement du temps de travail, la formation continue et la mobilité interne dans les entreprises comme autant de capacités d’adaptation respectueuses de l’emploi. Avec le rôle décisif qui lui est désormais dévolu pour garantir l’employabilité des actifs aussi bien que la compétitivité des entreprises, la formation continue devient un facteur clé, du moins dans les principes, de la nouvelle Sécurité sociale. Au total, le modèle social européen ne donne pas l’image d’une peau de chagrin vouée à se rétracter au fur et à mesure de la mondialisation des échanges et des mouvements de capitaux. Pris à la lettre, le projet de flexicurité dessine au contraire les contours d’un modèle renouvelé, qui étend à plusieurs égards la sécurité au-delà du périmètre traditionnel de la protection sociale (formation, transitions sur le marché du travail, conciliation du travail et de la vie privée, égalité professionnelle). La véritable question paraît donc être celle de la cohérence du modèle social européen réformé et de sa capacité à garantir performance économique, progrès du bien-être et cohésion sociale, comme les modèles d’État-providence construits dans la période fordiste y étaient parvenus. Les questions sont nombreuses et difficiles, mais elles montrent que pour l’essentiel, l’avenir du modèle social européen ne sera pas dicté par l’extérieur : c’est d’abord une affaire européenne.

Sophie Périabe (Avec la note de veille n°109 et n°110 du centre d’analyse stratégique)

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