Le drame des populations déportées des îles Diego Garcia, Peros Banhos et Salomon -1-

Accord politique entre les gouvernements britanniques et américains

19 octobre 2004

Quand, comment et pourquoi les Chagossiens ont-ils été évacués de leurs terres natales et déportés à Maurice et aux Seychelles ? Quelles sont leurs aspirations présentes et pourquoi ne peuvent-elles pas être réalisées ?
André Oraison, professeur de droit public à l’Université de La Réunion, nous aide à répondre à ces interrogations, en mettant l’accent sur plusieurs aspects : les revendications de l’État mauricien sur ces îles, le sort des Chagossiens déportés, les étapes relatives à la militarisation par les États-Unis de l’atoll de Diego Garcia...
Il nous explique au préalable le processus de création du BIOT, le Territoire britannique de l’océan Indien.

Sur le plan strictement juridique, une question lancinante est posée depuis plusieurs décennies par certains pays riverains de l’océan Indien et d’abord par l’État mauricien. Sans doute n’est-elle pas aujourd’hui considérée comme opportune pour les États-Unis d’Amérique et leurs alliés britanniques ; elle mérite néanmoins d’être connue. La voici rappelée en 2004 : à qui appartient l’archipel des Chagos où se trouve l’importante base militaire aéronavale anglo-américaine établie sur l’atoll de Diego Garcia ?

À la Grande-Bretagne qui l’a intégré dans le Territoire britannique de l’océan Indien (TBOI) ou British indian ocean territory (BIOT) en 1965, ou à Maurice qui considère sa décolonisation comme "inachevée", dans une zone désormais maîtresse de son destin après l’accession à l’indépendance de Timor-Leste le 20 mai 2002, et qui revendique ce territoire en invoquant le droit international public coutumier de la décolonisation ?
Ou encore plus simplement aux Chagossiens - une communauté de 8.500 personnes avec leurs conjoints et leurs descendants nés à Maurice ou aux Seychelles -, tous expulsés avec le minimum de publicité pour des raisons d’ordre stratégique par les Anglais entre 1967 et 1973, à l’initiative des Américains et désireux, pour certains d’entre eux, de revenir vivre aux Chagos - y compris sur l’atoll de Diego Garcia - après obtention de compensations financières de la part de la Grande-Bretagne, accusée d’avoir volé leurs racines et leurs âmes ?

Après plus de trente-cinq années d’exil à Maurice, le droit de retour des Chagossiens sur leurs terres natales leur a été reconnu par la “Royal High court of Justice” de Londres dans une décision du 3 novembre 2000 : cette Haute juridiction britannique a en effet constaté que le "déplacement" des "Îlois" était illégal. Certes, ce droit de retour n’a pu encore être concrétisé en raison de l’hostilité du gouvernement de Washington, très forte après la destruction du World Trade Center de New York le 11 septembre 2001 et l’utilisation de la base de Diego Garcia en 2001-2002 contre les commanditaires de cet attentat, supposés être installés en Afghanistan. Après l’intervention militaire américaine en Irak qui a chassé du pouvoir le président Saddam Hussein en avril 2003, puis permis son arrestation, le retour des Chagossiens sur leur sol natal semble également compromis pour une très longue période.

De nouvelles interrogations

Néanmoins, de nouvelles interrogations surgissent : ces populations déportées souhaitent-elles revenir aux îles Chagos dans le cadre du BIOT au moment où le Parlement de Londres vient de voter une loi qui leur reconnaît, à compter du 21 mai 2002, la pleine citoyenneté britannique ? Désirent-elles au contraire s’y installer dans le cadre d’une nouvelle circonscription administrative mauricienne ? Ne pourraient-elles pas, à la limite, vouloir retourner aux Chagos pour y vivre au sein d’un nouvel État indépendant ? Il est en vérité trop tôt pour répondre à cette question dans la mesure où le Foreign and Commonwealth Office vient d’édicter le 10 juin 2004 un “order in council” ou décret-loi interdisant aux Chagossiens de retourner sur leurs terres natales ou sur la terre de leurs ancêtres pour une période indéterminée (1).

Pour sa part, l’État mauricien revendique la rétrocession de ce territoire lilliputien depuis 1980. Lors d’une visite à Londres le 7 juillet 1980, Sir Seewoosagur Ramgoolam en avait fait la demande auprès de Mme Margaret Thatcher, à l’époque Premier ministre de Grande-Bretagne. C’était la première fois qu’il accomplissait une telle démarche depuis 1965, date à laquelle il avait "cédé" les Chagos aux Anglais pour la somme dérisoire de 3 millions de livres sterling. Le 11 novembre 2001, à l’Assemblée générale des Nations-unies, le Premier ministre mauricien, Sir Anerood Jugnauth, a renouvelé les revendications de son pays "sur l’archipel des Chagos qui avait été détaché de la colonie de Maurice par le Royaume-Uni en violation du droit international", avant de demander aux Britanniques d’engager "des pourparlers afin de rétrocéder l’archipel à la souveraineté mauricienne (2)".


I. Le processus de création du Territoire britannique de l’océan Indien

Compte tenu de l’exiguïté des îles Chagos et à l’instar des conflits franco-malgaches sur les îles Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India depuis 1972, et franco-mauriciens sur le récif de Tromelin depuis 1976, le démêlé anglo-mauricien sur les Chagos ne devrait être qu’une "tempête dans un verre d’eau". Mais contrairement à ces derniers, mis sous le boisseau depuis plusieurs années, pour des raisons autant politiques qu’économiques, la persistance du litige sur les Chagos contrarie de manière durable le concept de "zone de paix" dans l’océan Indien, tel qu’il a été forgé à partir de 1971 par les États riverains afin de rendre cette région libre de toute ingérence et de bases étrangères. Comme chaque année depuis cette date, ce concept a été repris et approuvé par l’Assemblée générale des Nations-unies dans sa dernière résolution 58/29, adoptée à une très large majorité le 8 décembre 2003 par 130 voix contre 3 - États-Unis, France et Grande-Bretagne - et 42 abstentions.

Le litige anglo-mauricien - traditionnellement présenté comme une "friendly dispute" ou "querelle d’amis", pour reprendre une terminologie employée dans la capitale mauricienne depuis 1980 - porte sur les seules îles Chagos, c’est-à-dire, depuis le 29 juin 1976, sur la partie résiduelle du BIOT dont le gouvernement de Port-Louis souhaite le démantèlement afin de permettre la rétrocession des Chagos à l’État mauricien. Mais pourquoi et comment le BIOT a-t-il été constitué au mépris des droits les plus élémentaires des Chagossiens ? Ici, un court rappel historique s’impose.

Rappel historique

Au moment où a soufflé le vent de l’Histoire et de la décolonisation, et pressentant une nouvelle obstruction du canal de Suez, plus durable que celle qui avait affecté pendant plus de cinq mois (du 3 novembre 1956 au 10 avril 1957) la voie d’eau internationale à la suite de l’expédition franco-britannique contre l’Égypte, la Grande-Bretagne - en plein accord avec les États-Unis d’Amérique - a voulu maintenir dans l’océan Indien des bases militaires pour assurer la liberté de navigation sur l’ancienne "route des Indes" et, éventuellement, y défendre l’indépendance des alliés de l’Occident. Philippe Leymarie souligne que, pour poursuivre une politique active à des milliers de kilomètres de leurs territoires principaux et malgré l’énorme accroissement du rayon d’action de leurs avions et de leurs fusées, les deux Puissances occidentales sont convaincues, dès la fin des années 1950, qu’elles doivent conserver outre-mer des "points d’appui" stratégiques.

C’est donc dans un contexte de guerre froide et de compétition idéologique Est-Ouest caractérisé par les premières croisières de bâtiments de guerre soviétiques dans l’océan Indien qu’à l’initiative des USA, un accord politique anglo-américain a été conclu en 1961 entre le Premier ministre britannique Harold MacMillan et le président américain John Fitzgerald Kennedy. Dès qu’il a été connu, cet accord a été vivement critiqué. Il a pu ainsi être interprété par certains observateurs, notamment par le contre-amiral Henri Labrousse, comme "la conséquence du manque de confiance des États-Unis dans l’avenir de l’Afrique de l’océan Indien (3)".

Le marchandage anglo-américain

Dans cet “accord secret”, directement préjudiciable à l’ensemble de la population chagossienne, les Américains prennent l’engagement d’installer une importante base militaire dans cette région pour défendre les intérêts du camp occidental, à la double condition que le territoire anglais retenu pour l’abriter échappe au processus de la décolonisation et que sa population en soit entièrement évacuée pour des raisons de sécurité.
Les Américains sont alors obnubilés par le principe : "No people, no problem" ! En contrepartie, ils offrent un rabais de 14 millions de dollars sur les fusées Polaris que les Britanniques envisagent alors d’acheter pour équiper leurs sous-marins nucléaires. Ce marchandage politique anglo-américain réalisé au détriment et à l’insu des populations des Chagos a été plus tard avoué par le département d’État ainsi que le révèle le “New York Times” du 17 octobre 1975 (4).

À la suite de ces tractations, intervenues au plus haut niveau, le gouvernement de Londres a institué le BIOT par un “order in council” du 8 novembre 1965. Ce décret-loi avait pour objet d’introduire des dispositions nouvelles pour l’administration de certaines îles exiguës et peu peuplées. Concrètement, il s’agissait du groupe des Chagos situé au Sud des Maldives et à 2.150 kilomètres au Nord-Est de Port-Louis, et de trois îlots dispersés dans la partie occidentale de l’océan Indien et postés en sentinelle au Nord de la grande île de Madagascar, à proximité du canal de Mozambique (Aldabra, Desroches et Farquhar). Appelées encore les "Ziles-là-haut" par les créolophones d’Agalega (une dépendance mauricienne située à 935 kilomètres au Nord-Ouest de Maurice), les îles Chagos étaient jusqu’ici administrées par le gouvernement autonome de Port-Louis, et les trois autres îlots, par le Conseil exécutif de Victoria.

Le BIOT

Réalisée à une époque où la désagrégation du Commonwealth était déjà engagée - dès lors que la plupart des territoires coloniaux britanniques accédaient à l’indépendance - et à un moment où l’on a pu parler d’une "présence crépusculaire" de la Grande-Bretagne dans l’océan Indien, la création de cette nouvelle entité administrative par un État qui a cessé d’être la première Puissance maritime depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et qui n’aspire plus qu’à jouer le rôle de "Puissance auxiliaire" auprès d’une puissance plus forte - les États-Unis - n’a pas manqué d’intriguer. À l’occasion, les États riverains ont, pour la plupart, élevé de vives protestations dès l’annonce de la création du BIOT. C’est le cas de l’Inde qui a toujours été ouvertement hostile à la rivalité politique des superpuissances dans l’océan afro-asiatique et à la création de bases militaires occidentales dans la région.

Concrètement, le BIOT est à la fois la dernière colonie créée par le gouvernement de Londres et le dernier confetti de l’Empire britannique qui subsiste dans la région de l’océan Indien. Bien que discrètement mis de côté par les Anglais avec cette arrière-pensée quasi atavique de protéger les routes maritimes traditionnelles de cette région, le "reliquat colonial" a connu de nombreux avatars, dont certains appartiennent aujourd’hui à l’Histoire.
Ainsi, le BIOT a-t-il été administré, de 1965 à 1976, par le gouverneur anglais des Seychelles agissant en qualité de commissaire au nom de la Couronne britannique. Le décret-loi consacrait en effet à l’origine un mécanisme de "dédoublement fonctionnel". Pendant une dizaine d’années, une même autorité a été responsable de deux collectivités territoriales britanniques ultramarines et Victoria - située dans l’île de Mahé - a été le centre administratif à la fois de la colonie des Seychelles et du BIOT. Mais, depuis la rétrocession d’Aldabra, de Desroches et de Farquhar à la République des Seychelles le 28 juin 1976, jour de son accession à l’indépendance (5), le BIOT se réduit désormais aux seules îles Chagos, dont tous les habitants ont été déportés.

(à suivre)

André Oraison

(1) Voir “Archipel des Chagos. Toutes les îles interdites d’accès aux Chagossiens”, “Le Mauricien”, mercredi 16 juin 2004, p. 5.
(2) Voir A/56/PV. 46, p. 17.
(3) Voir Labrousse (H.), “Le Golfe et le Canal. La réouverture du canal de Suez et la paix internationale”, 1973, Éditions Presses Universitaires de France (PUF), Paris, p. 23.
(4) Pour l’ensemble de la question, voir Oraison (A.), “À propos du litige anglo-mauricien sur l’archipel des Chagos (La succession d’États sur les îles Diego Garcia, Peros Banhos et Salomon)”, RBDI, 1990/1, pp. 5-53.
(5) Voir Cadoux (Ch.), "Seychelles : l’An I de la République", APOI, 1976, Volume III, pp. 397-407.


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